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19.3.04
unité de l’ordre et de la liberté
par Omer Vidolis
Il est courant d'entendre des gens pourtant éclairés dissocier, et le plus souvent opposer, ordre et liberté. D'un point de vue classiquement de droite, le premier garantirait la sécurité des personnes, tout en étant antérieure à la seconde. Pour la gauche, l'ordre - « bourgeois », évidemment - est une construction sociale arbitraire qu'il faut, sinon détruire, du moins réformer autoritairement de fond en comble, sans égard pour la liberté individuelle, assimilée à la cause première de l'injustice - « sociale », comme il se doit. Si l'on veut quelque peu sacrifier à un formalisme, que je n’espère pas trop nozickien, D (droite) reporte L (liberté) à plus tard, au nom de la préservation de O (ordre) : L = 0 ; O = 1. Dans le cas de G (gauche), L et O sont nuls tous les deux. Au vu du résultat, certains préféreront la première option: l'ordre, à défaut de la liberté (par exemple, la loi interdira la cigarette dans les lieux dits publics, ou elle obligera les possesseurs de chats sauvages à montrer patte blanche).
En vérité, il s'agit d'une illusion d'optique. Pour s'en apercevoir, il suffit de se souvenir des régimes totalitaires se réclamant ouvertement du socialisme pour savoir que, là aussi, on prétendait maintenir l'ordre (« aryen » ou « prolétarien ») en différant constamment la réalisation de la liberté. Cela prouve que la distinction gauche-droite ne possède pas de grande valeur heuristique : la droite n'a pas d'autre ambition que de gérer un statu quo, le plus souvent hérité de la gauche, en préservant le désordre liberticide que cette dernière a institué. Tandis que la gauche veut tout détruire pour construire une nouvelle organisation sociale qu'elle tentera de conserver jalousement. L'erreur épistémologique des conservateurs de gauche et de droite réside dans le clivage ordre-liberté qu'ils ont établi, à travers lequel tant de gens craignent la liberté pendant que d'autres redoutent la notion de Droit... ce qui est exactement la même chose.
Dans ses Soirées de la Rue Saint-Lazare, le grand économiste belge Gustave de Molinari a admirablement dépeint les postures idéologiques des conservateurs et des socialistes, semblablement hostiles à la connaissance d'un Droit supérieur à leurs manigances politiciennes. À l'étatiste de droite, celui de gauche déclare : « Propriété, famille, religion, cires molles que tant de législateurs ont marquées de leurs empreintes successives, pourquoi ne vous marquerions-nous pas aussi des nôtres ? Pourquoi nous abstiendrions-nous de toucher à des choses que d'autres ont si souvent touchées ? Pourquoi respecterions-nous des reliques que leurs gardiens eux-mêmes ne se sont fait aucun scrupule de profaner ? » Horrifié, le conservateur proteste. Mais l'économiste, c'est-à-dire le libéral, l'interrompt : « La leçon est méritée. Conservateurs qui n'admettez aucun principe absolu, préexistant et éternel, en morale non plus qu'en économie politique, aucun principe également applicable à tous les temps et à tous les lieux, voilà où aboutissent vos doctrines. On les retourne contre vous. » (texte disponible ici)
Pour les juristes positivistes, la vérité de la Loi humaine réside dans son pouvoir autoritaire (Auctoritas non veritas legem facit écrivait Hobbes). En revanche, pour les libéraux, en particulier pour la tendance jusnaturaliste, l'autorité de la Loi naturelle réside dans son objectivité, sa conformité avec la nature humaine. De la sorte, une règle sera respectée parce qu'elle est respectable, c'est-à-dire comprise comme rationnelle, donc ne dépendant pas d'une décision politique, par essence capricieuse. On notera que la raison est requise exclusivement par la seconde conception. En effet, l'autoritarisme du droit étatique est tel que même les pires despotismes en sortent a priori blanchis. Tout ce qui est permis par la loi est, dans cette optique, réputé juste. En ce sens, avec la promulgation de la constitution soviétique et la législation antisémite nazie, toutes les expropriations et tous les assassinats devenaient théoriquement acceptables pour les positivistes légalistes - du type Hans Kelsen -, pourvu qu'ils se fissent au nom de l'intérêt-général-de-la-majorité (en l'occurrence, « la nation prolétarienne » ou « l'aryanité »). Il s'agit d'ailleurs d'une des conséquences extrêmes de utilitarisme qui préfère satisfaire les désirs du plus grand nombre aux dépens d'une faible minorité.
En effet, cette doctrine dont certains esprits mal informés ou malintentionnés attribuent parfois la paternité aux libéraux les plus radicaux (sauf si l'on tient Bentham et James Mill pour tels...) cautionne par avance toutes les horreurs redistributives. Supposons que, dans un pays X, 65 % des habitants soient atteints d'une déficience rénale; pour survivre, ils ont besoin qu'on leur remplace un rein malade par un autre en bon état. Saisissant l'occasion de plaire au plus grand nombre, le ministre de la Santé ordonne aux 35 % restants de faire œuvre de solidarité en offrant un rein à leurs concitoyens malchanceux. Les individus rétifs devront payer une amende qui sera reversée à l'Agence de Régulation de la Santé solidaire, tandis que ceux qui se plieront à la volonté gouvernementale recevront une indemnisation. Il y a, hélas, fort à parier que certains politiciens s'autoproclamant libéraux actuels se satisferont de la prime et appuieront le vol commis par les hommes de l'État.
Or la seule position libérale qui tienne est de dénoncer cette expropriation. En effet, au contraire d'une vente libre d'organe(s), le pouvoir réglementaire a obligé certains à se sacrifier pour d'autres, en menaçant ceux qui refuseraient de céder à ses injonctions. De plus, le prix de l'indemnisation n'obéit pas aux lois de l'offre et la demande, il est d'ordre purement bureaucratique. L'Etat conçoit toujours les prix qu'il fixe comme des faits objectifs, ce qui n'a aucun sens, mais cela prouve que la théorie du juste prix héritée de Saint Thomas d'Aquin, lorsqu'elle se mêle à la statolâtrie la plus faussement candide, peut faire des ravages. Sans oublier, surtout, que cette indemnisation elle-même ne correspond pas à une négociation libre, mais bien à un sacrifice de la liberté. Dans un marché libre, quand vous ne voulez pas vendre votre bien, vous le gardez. Aucun co-échangiste n’a le droit de vous poser un revolver sur le tempe en exigeant que vous le lui cédiez, fût-ce en échange d'une forte somme d'argent. Les hommes de l'État, eux, s'autorisent à agir de la sorte. Et impunément !
Lorsque un ministre décide de fermer ses frontières à un produit étranger au nom de la santé publique, ou qu'il lève de nouvelles taxes aux fins présumées d'alléger la dette extérieure ou de diminuer le chômage (les Belges se rappelleront l'impôt complémentaire de crise et les Français, la contribution sociale généralisée, comme si appauvrir les gens allait conduire à enrichir tout le monde !), qu'un État s'attribue un monopole quelconque (émission de la monnaie, sécurité, recherche scientifique, tabac, ou encore production cinématographique), tout cela n'est légitimé par aucun critère de justice, mais s'appuie seulement sur la violence. Il n'est pas surprenant que certains, encore plus gourmands, veuillent davantage consommer de Pouvoir. Hédonisme narcissique, matérialisme conflictuel et autoritarisme forment les axes qui déterminent l'État moderne - issu notamment de Hobbes. Pour ses défenseurs, le présent (du moins le leur) seul importe; l'avenir (enfin, celui de leurs sujets - auxquels il a été retiré, cf. les retraites collectivisées) est sacrifié.
Le mythe de l'État repose exclusivement sur du sable, que l'écoulement des siècles a transformé en une oasis imaginaire, un mirage persistant réservé aux crédules, éblouis par la lueur monotone autant qu'aveuglante des promesses politiques.
Personnellement, je ne suis venu à la certitude de l'imposture inhérente à la puissance publique - terme impropre, car il ne s'agit que d'une puissance privée illicite, cf. l'analyse rothbardienne de l'État qu'après un long cheminement intellectuel. De l'anarchisme (mais refusant tout militantisme par essence... anti-individuel), je suis passé au libéralisme pragmatique et conséquencialiste pour finalement aboutir à la philosophie libertarienne qui réconcilie anarchisme et libéralisme. Pour un anti-hégélien patenté, j'ai suivi une voie intellectuelle assez dialectique ! Je ne puis que saluer la lucidité précoce et la ténacité de personnalités comme Franz Oppenheimer, Frank Chodorov, Murray Rothbard, David Friedman, qui ont compris très tôt, sans avoir jamais été séduit par le collectivisme, que les défenseurs de la liberté n'avaient rien à attendre de bon du pouvoir politique. D'ailleurs, en interrogeant autour de soi, on se rend vite compte que c'est bien l'image de l'oppresseur qui représente le mieux les hommes de l'État. Pourtant, en démocratie, énormément de citoyens désinformés déplorent les vilenies politiciennes et félonies administratives, mais ils n'osent concevoir qu'une société de liberté puisse se suffire à elle-même, sans le prétendu secours d'un appareil bureaucratique et politique. « Ce serait l'anarchie et le désordre ! Le bordel en un mot ! », clament-ils scandalisés.
Cette exclamation décrit exactement l'état présent des sociétés humaines ; car le désordre est une conséquence de la prééminence du monopole étatique. Mais attention à la méprise : l'anarchisme libertarien ne prône aucunement le désordre. An-archie signifie absence de pouvoir coercitif, pas absence de principes. L'anarcho-capitaliste ne plaide pas en faveur de l'anomie, qui est au contraire à la fois la cause et l'effet des actions étatiques. C'est parce que l'idéologie politiste et collectiviste est arrivée à intimider la majorité des individus que l'amalgame Droit et État aveugle chacun de sa lueur de fausse évidence. Si l'Etat crée un pseudo-ordre, réellement destructeur, l'anarcho-capitalisme, en revanche, détruit les faux-semblants étatistes pour laisser s’épanouir la liberté.
Bien évidemment, il existe des libertaires avides de violence; mais, précisément, les libertaires ne sont pas des libertariens. Il s'agit d'anarchistes collectivistes, ennemis déclarés de la propriété privée qu'ils assimilent à la jungle et l'oppression du plus fort. La preuve de leur haine inextinguible du Droit est facile à apporter : leurs manifestations s'accompagnent systématiquement de violences (obstruction des rues, bris de vitres, vols, destructions de biens, agressions des passants récalcitrants), donc d'attentats contre la propriété. Et ce, malgré la fascination que certains, tel Bakhounine, auraient - paraît-il - éprouvée pour les grands industriels américains (signalé par Henri ARVON in Les Libertariens américains. De l'anarchisme individualiste à l'anarcho-capitalisme, Paris, 1983, PUF, coll. « Libre Échange »). Leur mode de pensée et d'action s'affirme donc comme une opposition résolue à la justice. Eux - et pas les libertariens - prônent un chaos insupportable pour tout homme sensé, car ils s'imaginent que chacun est autorisé à faire ce qu'il veut avec tout ce qu'il désire. Conception hautement antilibérale, car le libéralisme professe que chacun peut agir comme il l'entend avec ce qu'il a acquis sans violence. La conception anarcho-collectiviste de la liberté demeure profondément erronée parce que ses tenants refusent explicitement de distinguer le mien et le tien, ils n'admettent que le nôtre. Tout le contraire d'un anarchiste libéral, pour lequel il est hors de question de légitimer le vol, ce que d'aucuns avaient appelé « la reprise individuelle » (sous-entendant qu'en dépouillant un bourgeois, ils ne faisaient que voler un spoliateur). Si reprise il doit y avoir, elle passe par la réappropriation de ce que l'État a confisqué.
La doctrine sociale des anarcho-collectivistes ne se fonde sur rien d'autre que la volonté capricieuse, indifférente à quelque principe général de propriété de soi : « Tout est à tout le monde; vive la confusion et l'indistinction généralisée ! » Conséquence implacable : « Que le plus violent et/ ou le plus sournois l'emporte ! » Avec ce slogan, repris par les cohortes anticapitalistes, l'esclavage se trouve inévitablement encouragé. En pratique, c'est bien à la guerre de tous contre tous qu'ils aspirent. À l'inverse de ce qu'a écrit Hobbes, il ne s'agit pas de l'état de nature, mais d'une destruction de la nature humaine. La seule nuance qui distingue l'anarchisme libertaire des doctrines étatistes est que la violence s'y produit sans monopole avoué. Il y a néanmoins fort à parier que, pour faciliter l'application de leurs idées anti-propriétaristes, un État renaîtrait assez vite - qu'importe s'il s'intitule autrement (communauté, mutualité, coopérative, agence du peuple) - s’il détient le monopole de la violence, il s’agira bien d’un État. Pour résumer, leur refus de l'antique distinction du mien et du tien les voue à la fonction de tyrans.
Enfin, pour distinguer les vrais défenseurs de la liberté que sont les libertariens des imposteurs collectivistes, voici une phrase de Friedrich Engels que je soumets à votre examen: « L'État n'a pas existé de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui s'en sont fort bien passé, qui n'ont jamais eu la notion de l'État ou pouvoir d'État. La société qui réorganisera la production sur la base de l'association libre et égale (sic) des producteurs reléguera tout l'appareil d'État à la place qui est la sienne - au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. » Rien ne vous trouble ? Ce programme supposé libérateur est d'emblée anéanti par un élément incompatible avec son objectif apparent de disparition de l’État: l'égalité des conditions. Des associations libres ne peuvent offrir des services égaux (sinon pourquoi existeraient-elles ?) ni partir du même point de départ, puisque leurs capitaux varieront en importance. On retrouve la faute logique de la « concurrence pure et parfaite » qui parcourt l'économie classique d’Adam Smith à Léon Walras, et que tant d'eurocrates continuent d'idéaliser. Qui, sinon une puissance tutélaire, aurait le pouvoir de mesurer et instituer l'égalité desdites associations ? N'est-ce pas tuer dans l'œuf la possibilité même d'une concurrence libre que d'imaginer des entreprises de taille équivalente dirigée par des espèces d'automates fabriquant des produits identiques les uns aux autres ? L’anarchisme collectiviste n’est qu’un prélude à l’étatisme prédateur.
posted by melodius 19.3.04
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